vendredi 3 avril 2020

Joy Division Sessions 1977-1981 de Pierre-Frédéric Charpentier chez Le Mot et le reste (NicoTag)


Pierre-Frédéric Charpentier est enseignant et chercheur en histoire. Il est l'auteur de livres sur les intellectuels français entre 1936 et 1940, et d'un Rock the Casbah-Le son de The Clash, également publié chez Le Mot et le Reste.
Dans son introduction, il explique l'organisation du livre, et son propos uniquement musical. Une vingtaine de pages, claires, concises, sont consacrées à l'histoire et à l'évolution technique, musicale, du groupe, puis aux premiers  mois de New Order. On constate tout de suite que P.-F. Charpentier ne prend pas Ian Curtis pour un demi-dieu, il n'est pas question ici d'un quelconque romantisme noir pour fans morbides, il en parle comme d'un homme souffrant d'épilepsie et de dépression. Voici le portrait musical d'un groupe de rock enfin débarrassé de ses oripeaux légendaires.


Le corps du livre est réalisé à partir de l'ensemble des enregistrements existants et disponibles : répétitions, démos, passages en studio, disques. Pour chaque titre ou presque, l'auteur a traduit des passages de paroles, et signalé les reprises notables quand il y en a. Les concerts sont évoqués au gré des pages.
Fort logiquement, on débute la lecture avec Warsaw dont la première trace musicale date du 18 juillet 1977. Cette première démo est importante, non seulement dans l'histoire musicale du groupe, mais aussi pour ce livre : P.-F. Charpentier y fait preuve d'honnêteté et d'objectivité. Il n'hésite pas à traduire ce que Ian Curtis a pu écire de plus mauvais, le texte de "You're no good for me" : « I can wash the dishes-My soups can taste delicious », ce que l'auteur traduit par « Je peux laver la vaisselle-Mes soupes peuvent avoir un goût délicieux ». Loin, très loin de "Love will tear us apart".
Moins anecdotique, plus problématique, est le rapport au nazisme et à son esthétique. C'est peut-être ici que le métier d'historien de l'auteur transparaît. D'une part il recontextualise ces images et propos, et d'autre part, en montre l'évidente bêtise.                                                   C'est à cette époque une transgression classique, qui n'a pas vu Siouxsie affublée d'une croix gammée ? L'adresse au public de Bernard Sumner le 2 octobre 1977, les paroles de "No love lost" et de "Warsaw" évoquent toutes Rudolf Hess, d'autres textes de cette période sont truffés de références au nazisme, et que dire de la pochette du EP An Ideal For Living  réalisée par Bernard Sumner où le recto montre un membre des jeunesses hitlériennes et le verso des photos du ghetto de Varsovie ? On peut dire, que pour une fois, la mise au point est claire. Ici, point de tergiversation.

La mue du groupe punk vers la new wave est très bien décrite, l'auteur met en lumière chaque détail, chaque différence, on voit le groupe au travail. Notamment sur "No love lost" : assemblage d'une partie punk et d'une intro beaucoup plus évoluée musicalement. C'est encore plus tangible avec des titres comme "Transmission" ou "Shadowplay". Toute la période 77-78 jusqu'à l'enregistrement RCA est d'une grande érudition et montre un gros travail de recherche car elle est peu documentée. En septembre 1978, le groupe passe pour la première fois à la TV, séquence décrite avec un brin d'humour et d'agréables petites moqueries.
Joy Division progresse rapidement, et sous nos yeux : la première Peel Session, en janvier 1979, donne à écouter des morceaux avant qu'ils ne passent entre les mains de Martin Hannett. Suivent d'autres essais où le groupe s'endurcit.
En avril, étalées sur trois weekends, se déroulent les séances d'enregistrement et le mixage d'Unknown Pleasures. On ose imaginer le calvaire de Stephen Morris à qui Martin Hannett fait enregistrer chaque élément de batterie séparément. Hannett réalise seul le mixage, il refuse toute participation du groupe, à l'écoute du résultat Curtis et Morris adorent, Hook et Sumner détestent. Des années plus tard, Sumner a encore du mal à écouter l'album. Pour Peter Hook, c'est différent, puisqu'il joue intégralement Unknown Pleasures avec The Light.
Chaque morceau enregistré est détaillé : composition, écriture, enregistrement, production par Martin Hannett. Chaque instrument est analysé et en particulier le jeu de Stephen Morris. En réécoutant pendant la lecture, grâce aux utiles commentaires de l'auteur, j'ai découvert des sons que je ne connaissais pas.
Même constat pour 'Closer', le travail érudit de Pierre-Frédéric Charpentier permet de complètement renouveler l'écoute de l'album. Ses analyses sont pertinentes, ce qu'il donne à entendre est riche. Une telle acuité devrait servir de mètre-étalon à de nombreux critiques musicaux. Le texte décrivant "Heart & soul" est à ce titre exemplaire : les éclairages fournis rendent bien compte de la modernité du groupe et des progrès réalisés dans la composition et dans la technique instrumentale depuis l'album précédent. Mais une fois encore, le mixage et la production de Martin Hannett déçoivent, c'est malgré tout sous cette forme que l'album sortira.
Le 18 mai 1980, Ian Curtis met fin à ses jours. Joy Division s'arrête.
Le titre du livre comprend deux bornes chronologiques. 1977 pour le début est évidente. 1981 l'est moins.
La principale originalité de ce livre est d'aller dans le temps jusqu'à Movement. Là où d'autres s'arrêtent au suicide de Ian Curtis en se posant des tas de questions métaphysiques relevant plus des pages faits divers qu'autre chose, P.-F. Charpentier documente cette période de transition où Peter Hook, Stephen Morris, Bernard Sumner ne sont plus Joy Division, sans être encore New Order. Cette métamorphose qui paraissait si rapide, si nette et franche dans l'histoire musicale ne l'est pas. Et c'est tout à l'honneur de l'auteur de nous éclairer sur ces quelques mois.

On assiste donc au début de ce qui n'est pas encore New Order. La première séance, organisée par Tony Wilson, avec Kevin Hewick au micro tourne au fiasco. C'est à partir de juin que le groupe commence à répéter à trois et compose ses premiers titres. Le groupe continue mais n'a plus de tête, au sens propre. Les premiers concerts sont instrumentaux, avec une place vide où se tenait Ian Curtis, puis chacun chante un peu comme il peut. Le choix de Bernard Sumner au chant ne sera pas une évidence, même Rob Gretton, leur manager, s'y essaiera. Ils ne pouvaient que continuer ensemble, ils avaient ce traumatisme en commun mais aussi et certainement besoin les uns des autres pour le dépasser.
Les répétitions Western Hero en septembre 1980 montrent bien leur volonté de continuer. Tous les morceaux joués sont nouveaux, ou presque. Ces sessions se trouvent sur l'édition anniversaire de Movement sortie en 2019. New Order enregistre son premier disque en septembre, il s'agit de deux titres travaillés avec Ian Curtis, dont le superbe "Ceremony". Le 45T sortira en mars 1981 et arrivera à la première place des classements indépendants. En octobre, l'arrivée de Gillian Gilbert paraît presque fonctionnelle, la place des claviers dans les nouvelles compositions est de plus en plus importante, il devient difficile d'assurer à trois le jeu de quatres instrumentistes
Joy Division n'existe plus, mais en février les trois musiciens retournent en studio pour enregistrer quelques overdubs pour des morceaux figurant sur Still.
Etalées sur le premier semestre de l'année 1981, les sessions d'enregistrement de Movement sont marquées par les rapports délétères de Martin Hannett avec Peter Hook et Bernard Sumner, qui veulent se mêler de la production, chose impensable pour Hannett. Movement, de l'aveu même des musiciens des années après, est encore un album de Joy Division, comme un solde de tout compte. Musicalement, ce qui est gracé sur ce disque est la suite logique de Closer. L'arrivée des claviers sur le 2°album de Joy Division se confirme avec cet album, le chemin vers l'électronique est confirmé. C'est avec le single "Everything's Gone Green" enregistré pendant les sessions de Movement, que New Order nait vraiment.


Cette chronologie relativement complexe est décryptée talentueusement dans ses moindres détails par Pierre-Frédéric Charpentier. Là où le flou régnait, place désormais à la netteté.

Après la partie consacrée à "Movement", arrive la partie archéologique du livre : l'auteur y recense quelques inédits et chute de studio, des versions live notables, des remix tardifs et mêmes des faux titres de Joy Division.
Suit un utile dictionnaire biographique où l'on trouve bien évidemment les musiciens, mais aussi toutes les personnes qui ont gravité autour du groupe, du reconnu Tony Wilson à Wroey que la postérité n'a pas retenu. Pour ma part, je l'ai lu dès le début, et m'y suis reporté à plusieurs reprises. Ce dictionnaire est complété par un index, une discographie, une bibiographie et une filmographie, des sites internet, et d'une table des matières fouillée.
Cette foison d'informations fait regretter l'absence d'une véritable édition des morceaux de Joy Division.

Quelques curiosités :

https://www.youtube.com/watch?v=vGedsE35uzQ Unknown Pleasures présenté par Henry Rollins

https://www.youtube.com/watch?v=yuC6XwlZnhg à 11 minutes 50 secondes, un extrait d'une rarissime version de Love Will Tear Us Apart, uniquement piano-voix, provenant de la collection personnelle de Peter Hook

https://www.youtube.com/watch?v=Ua17aRfE71o  le titre Haystack, avec Kevin Hewick au chant et à la guitare, accompagné par les trois futurs New Order au moment où le groupe cherchait un chanteur

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