vendredi 24 décembre 2021

Ah, te voilà, toi ?

C'est la période des fêtes de fin d'année, et alors que les bourgeois se dorent la pilule sur des îles de la Méditerranée, les prolos comme votre serviteur se retrouvent cloîtrés chez eux à bouffer des escargots en boite de conserve dans le froid banlieusard, encerclé par le coronavirus. Comme les temps les plus difficiles sont propices à l'ennui et à la nostalgie, et aussi parce que j'ai vu que le "Old town Road" de Lil Nas X était un carton planétaire il y a quelques temps, j'ai décidé de vous offrir pour Noël la réhabilitation des pionniers du country rap : Les Musclés.


Tout le monde connaît Les Musclés pour leur engagement auprès de la communauté rustique avec "La Fête au village". Gaudriole beaufisante pour beaucoup, le morceau n'en est pas moins un plaidoyer pour les valeurs simples de la campagne, anticipant de 30 ans la fuite des zones urbaines par les bobos parisiens (Nova, par exemple, s'est exilée je ne sais plus où pour ne plus manger de jambon sous vide). Ce dont on se souvient moins, c'est de leurs prises de position sur des sujets beaucoup plus polémiques. 

Ainsi, tout au long de leur courte carrière, Les Musclés (et leur parolier Jean-François Pourri, punk s'il en est) ont subtilement glissé des allusions à des problématiques de société sous couvert de rigolade : démilitarisation ("le vieux clerc de notaire/qui a connu toutes les guerres/a sorti son fusil pour tirer des coups/nous aussi"), drogue ("la fille du pharmacien/nous avait préparé des pilules pour nous remonter/on les a avalées"), liberté sexuelle ("il paraît même que la mémé est allée se coucher/sous la tente du grand René"), antiracisme ("Merguez Party" ou les merguez sont évidemment une métaphore de la culture maghrébine, se conclue par "Reste pas seul dans ton coin/viens boire un p'tit coup[...]/et vive la France") et politique ("y a que Jean-Marie qui nous fasse de la peine/alors va-t-en Jean-Marie la peine !") Ils ont également remis l'intelligentsia pseudo décalée de Canal+ à leur place avec leur pamphlet "Antoine Déconne".

Ainsi, la chanson qui nous intéresse ici est elle un brûlot politico-social, mais elle représente aussi une expérimentation stylistique rare au sein de leur discographie, les balbutiements du hip hop rural et à ma connaissance la seule chanson au monde à mêler rap et yodel : "Le Rap des Musclés". Outre le courage artistique de s'essayer à un style moderne et très loin de leurs codes à une bonne quarantaine d'années chacun, cette œuvre ne fait aucune concession sur le fond ni sur la forme. 

Le titre s'ouvre sur un rythme synthétique typique des productions AB pour mieux désarçonner l'auditeur en assénant le message de fond dès les premières secondes : "c'est pas parce qu'on est né dans un village défavorisé/qu'il faut considérer qu'on n'a pas le droit de s'amuser". Détresse sociale et description crue de la réalité des petits villages, critique solide et rime qui rime scandée par le groupe au complet pour en renforcer l'impact; une masterclass. 

Or Les Musclés ne veulent pas perdre l'auditeur profane avec un niveau technique trop élevé, ils contrebalancent aussitôt avec un "toi mon frère, toi ma sœur" volontairement simpliste sauf une petite variation finale forte et subtile comme la moutarde de Dijon, "surtout toi ma sœur viens avec nous faire la nouba". La phrase semble anodine, mais le terme "nouba" était déjà désuet dans les années 90, et permet ainsi au groupe de créer un pont intergénérationnel. Le rap des Musclés a vocation à être simple et universel, il le démontre par le fond et par la forme.

Alors arrive le refrain, aux paroles simples mais terriblement efficaces, un gimmick comme seuls savent en pondre les plus grands : "ah, te voilà, toi ! Yo Yo !" qui marquera durablement les esprits au point qu'on ne peut s'empêcher de le ressortir quand quelqu'un débarque avec du retard (je l'ai même sorti à mon n+2, une fois, ce qui m'a valu un licenciement. Ça aussi, c'est la force des grandes chansons !) Cependant, ce grand moment lyrical est aussitôt sublimé par le zénith musical du groupe, le sommet qu'il ne dépassera jamais : le yodel rappé. Quel autre artiste qu'Éric, le fléau du cassoulet, peut se permettre un tel moment de grâce ?

À partir de la, le morceau se répète ce qui n'est pas un défaut mais la preuve que le compositeur Pourri et l'arrangeur Gérard Salesses ont une maîtrise sans faille du format pop. Mais il ne se contente pas de copier coller, les artistes en profite pour glisser une nouvelle critique au vitriol : "c'est pas parce que les riches ont de l'argent qu'il faut que les pauvres n'aient pas d'argent." La pensée révolutionnaire à la portée des enfants, du grand art. On citera aussi le très destroy "danse nue/jette tes vêtements/non pas les garçons, les filles seulement" qui préfigure Pussy Riot et représente un gros doigt d'honneur tendu au patriarcat. 

S'ajoute à cela un clip de haute volée avec une réalisation novatrice et à la pointe de la technologie. Je conclue ce texte avec un lien pour égayer vos fêtes en allant le regarder. C'est ça aussi, la magie de Noël ! 





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